Sunday 25 May 2014

Nuri Bilge Ceylan et le cinéma tectonique

Publié le 23/05/2014 sur www.africine.org

Nuri Bilge Ceylan est le chouchou cannois du cinéma turc. Presque tous ses films sont passés par la croisette et lui ont valu plusieurs prix, sauf la Palme d’or. Avec Winter Sleep, il a toutes les chances pour passer ce cap. Son film précèdent nous avait emmenés au fin fond de sa propre région, l’Anatolie. Le film avait l’air de poème célébrant la terre comme sol dans lequel tout prend racine. Dans celui-ci, l’Anatolie est une terre rocailleuse qui semble protéger ses habitants du froid mais aussi de tout mal. Ce qu’elle ne peut cependant pas c’est les protéger d’eux-mêmes.
Les films de Ceylan ne sont pas citadins même si les personnages sont toujours hantés par la ville. Dans Il était une fois l’Anatolie, Istanbul restait un arrière-plan très lointain comme centre du pouvoir institutionnel. Dans Winter Sleep, elle a une présence plus marquée tout en restant physiquement absente. Les personnages sont comme prisonniers dans la roche des collines anatoliennes. La ville, est un arrière-plan psychique qui les hante ; des fois comme un mal qu’ils ont fuient, d’autres fois comme un bonheur qu’ils regrettent et d’autres fois encore comme un espoir de salut convoité mais qui ne tarde de se révéler illusoire.
Toujours est-il, on dirait que Ceylan, ayant de la suite dans les idées, avait campé son décor dans Il était une fois l’Anatolie et que dans Winter Sleep il le fait habiter par des personnages qui sont comme des fantômes ou des esprits qui hantent les grottes millénaires des steppes. Dans cette atmosphère presque mythique, Ceylan revient vers les origines de tout, vers des questions primitives au sens où elles ignorent l’effet du temps. Winter Sleep est une réflexion où le réalisme crue à la Dostoïevski se mêlerait avec le tragique de Bergman pour tenter une auscultation du mal.
Les premiers plans nous livres des paysages fabuleux de la steppe anatolienne avec ses sentiers sinueux sorti des films de Kiarostami et des rochers pointillés de trous noirs renvoyant à l’origine des temps lorsque la vie ne connaissait pas d’autres espaces en dehors de cette matière tectonique dure mais aussi protectrice. En effet, dans le ventre de cette froideurs, comme des ourses recroquevillés, les membres d’une famille qui tient un hôtel enclavé dans la roche se côtoient, se partagent la chaleur des lieux, se déchirent par amour et par tendresse. Ici, c’est Bergman qui aurait signé ces scènes de confrontation dans lesquelles les personnages ne montrent pas la moindre hésitation de renvoyer les uns aux autres leurs images comme des miroirs qui les dénudent de tous les masques. A quoi servent les masques quand la société n’est plus ?
Chacun des personnages est un reflet des autres. Il nous les livre dans toute leur nudité à force de questionnements, de révélations sur le passé, et d’aveux sur soi-même. Les conversations suivent des courbes presque reproductibles d’une scène à l’autre avec un rythme progressif. On dirait que le réalisateur est un sculpteur qui multiplie des coups de scalpel dans une masse de roche pour en faire sortir des formes humaines. C’est là où on comprend que ce n’est pas un Bergman aux décors urbains clos et calvinistes qui procède à la mise à nu sans merci de ses personnages, mais un autre esprit aussi malin qui se bat contre une matière tectonique. Toutefois ; bien qu’elle paraisse raide de l’extérieur, elle est toute chaleur et tendresse à l’intérieur comme du coton de couveuse.
La matière rocheuse joue un rôle fondamental et évident dans Winter Sleep. Si Mr Ayden, dans son hôtel arrive à chauffer ses locaux, Ismaël, le jeune homme qui vient de sortir de prison, a du mal à nourrir sa petite famille. Pire encore, il doit se battre contre l’huissier que lui envoient les avocats du premier. Là c’est à un ton plutôt Dostoïevskien que Ceylan se livre. L’opposition entre riche et pauvre, maitre et esclave dans le cadre d’une nature dure et méchante qui n’épargne personne, renvoie à cette atmosphère du roman russe du 19ème siècle. Ismaël est un personnage qui ne fait aucun compromis, soit au nom de ses convictions soit parce qu’il a baissé les bras face à un destin impassible. Il livre sa femme, sa mère, son frère et son propre fils à la misère, au froid et a l’humiliation plutôt que d’accepter la charité de la femme du sieur qui, sans le vouloir vraiment, leur inflige tous les maux. 

Tous les personnages semblent résignés à leur sort. Comme s’ils étaient pétrifiés par la douleur, ils renoncent à leurs âmes. Aydin renonce à Istanbul comme il renonce à dompter le cheval qu’il avait acheté ; Ismaël ne voit aucune issue à sa misère et celle de sa famille, Nihal voit sa vie s’arrêter alors qu’elle est au printemps de l’âge, … Il n’y a pas d’issue et la fin du film n’apporte presque rien de nouveau par rapport à son début sinon que les personnages ont cessé de se battre et d’espérer. C’est tragique certes, mais le tragique chez Ceylan ne signifie pas le pathétique. C’est ainsi qu’il prend le spectateur à la gorge.


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Run de Philippe Lacôte, un aléa de la sélection cannoise

Publié le 22/05/2014 sur www.africine.org

Lorsqu’on lit le dossier de presse de Run, le film de l’Ivoirien Philippe Lacôte, on pense tout de suite à la réflexion récemment faite par Jean-Michel Frodon au sujet de l’image un peu trop franco-française que la sélection du festival de Cannes risque d’avoir. Ce qui n’est pas que bonne chose pour le cinéma et encore moins pour le festival lui-même. Sur la dernière page du livret on pouvait lire les noms et les contactes de la production, de l’agent de presse et de la distribution française et internationale. Tous sont français.
Or, le film et présenté comme ivoirien. C’est le principe selon lequel le film a la nationalité de son auteur, me diriez-vous. Soit. C’est une bonne chose. Mais les choses sont trop complexes, et ce pour les films africains d’une façon général. A défaut de structures nationales, il ne restent aux réalisateurs que les guichets étrangers et pour l’Afrique de l’Ouest cet Etranger n’est autre que la France. Néanmoins, si le festival continue de sélectionner que les films de production française ou ayant un coproducteur français, il y a un grand risque qu’une partie des films africains reste invisible. Il y a risque que le lien professionnel et/ou institutionnel aux structures françaises remplace le critère de la qualité dans la sélection. Ceci n’est certes pas une bonne chose. Ce qui est dommage et surtout injuste.
Pour ce qui est de Run, le bon vent l’a mis sur la croisette. Il est sélectionné dans Un Certain Regard et compète pour la caméra d’or, prix décerné aux nouvelles découvertes. Que ce film soit une découverte, soit. Qu’il en soit une excellente, il y un grand doute, hélas. 
Comme beaucoup de films africains ou sur l’Afrique, Run traite de la misère africaine. Philippe Lacôte fait le point sur plusieurs décennies de l’histoire actuelle de son pays à travers le parcours d’un jeune Ivoirien au destin très particulier: Il est condamné à fuir continument d’une situation à l’autre sans répit. Un peu comme la Côte d’Ivoire qui ne cesse de se débattre dans son instabilité. Mais là ne réside pas le péché du film.
Il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées, et encore moins de bonne intentions, pour faire de bons films. Il y a d’abord un problème de construction. Le parallélisme que le film entend établir entre un mythe local, celui du faiseur de pluie et la situation contemporaine du pays n’est pas bien agencé. On ne voit pas vraiment le lien à moins que ce ne soit l’origine du mal qui a atteint Run et le condamne à ne jamais trouver de repos. Ce qui parait trop facile et surtout très discutable si on l’applique au pays. Ce serait trop facile aussi, et surtout trop superficiel, de prétendre comprendre le mal de l’Afrique.
Ensuite il y a un problème de rythme que le film a du mal à trouver. L’on passe d’un épisode à un autre sans lien profond entre les uns et les autres. La chronologie et l’âge du personnage sont presque les seuls indices dont on dispose. Là encore, le récit ne fait pas le film. De même, les grandes phrases ne font pas nécessairement de bons dialogues. Les personnages, débitent des répliques comme s’ils étaient de grands sages sortant d’un film de Cheikh Omar Sissoko, ou un Souleymane Cissé. Ils en ont l’air, mais le jeu trop évident et trop artificiel des acteurs fait que les mots perdent encore plus leurs sens. On oublie que plus souvent, c’est dans les mots simples que réside le plus de sagesse. Il faudra ensuite trouver le bon ton.
Le fait est que le film n’arrive pas à proposer une atmosphère cohérente de forme et de propos. Lacôte a cherché à combiner des thématiques et des styles qu’il ne semble pas maitriser. Le mariage de la tradition et de la mythologie africaine avec l’actualité du pays est une bonne intention, mais il fallait trouver la bonne construction et surtout le ton juste. Ceci n’est pas choses facile lorsqu’on s’engage sur un terrain ou d’autre ont déjà fait des pas et laissé des traces. Ils ont de ce fait mis la barre très haut.

Il est sélectionné à Cannes au nom de l’Afrique. Il a l’avantage que d’autres n’en ont pas. C’est mieux que rien, peut-être.

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Timbuktu vole la star à Kidman et Kelly

Publié le 16/05/2014 sur www.africine.org

C'était hier que le rideau a été levé sur la soixante-seizième édition du festival de Cannes. J'arrive en retard donc. Une journée de retard à Cannes cela signifie que j'ai raté beaucoup de choses. Il s'agit moins de l'ouverture officielle qui pour les critiques n'est pas d'un grand intérêt, mais c'est le démarrage d'une fête où le cinéma est célébré à plusieurs niveaux.
De ce point de vue Cannes reste fidèle à sa réputation. Un jour seulement et les passions sont déjà  déchainées. La principauté de Monaco décline l'invitation d'assister à l'ouverture avec un film sur la mère du prince Albert et icone d’Hollywood, Grace Kelly. Il parait en effet que cela ne valait pas le déplacement à lire les premiers reportages. Il parait même que Timbuktu la princesse du désert malien aurait volé la star à Nicole Kidman, voire même à Grace Kelly. Plus encore, c'est l'Afrique qui marque particulièrement le début de cette édition 2014 de Cannes. Les deux premiers jours voient passer presque toute la participation africaine : à côté de Timbuktu, Fla (pour Faire : l'amour) du Haïtien Djinn Carrénard ouvre la Semaine de la Crititque, Run, le premier long-métrage du franco-ivoirien Philippe Lacôte est présenté dans Un Certain Regard. Ceci pour ne mentionner que les films les plus en vue et qui font déjà jaser.
Sur mon chemin vers Cannes, et dans les corridors des aéroports, je ne peux m'empêcher de feuilleter la presse internationale pour m'enquérir, en avant-gout, des faits cannois. Quand on lit par exemple au sujet de Timbuktu : And what better way to start a festival than that? soulignant que la vraie ouverture de Cannes cette année était officiellement Grace Kelly, mais pour les cinéphiles, ce sera Timbuktu, on regrette plus que jamais de ne pas être arrivé à temps. Du coup je ferme les yeux et je vois un grand homme sentant le désert malien monter sur la scène du palais des festivals pour recevoir l'un des prestigieux prix cannois. Il prendrait ainsi la relève d'Abdellatif Kechiche et avant celui-ci Mahamet Saleh Haroun, et il y a longtemps avant eux Youcef Chahine et Mohammed Lakhdar Hamina.
Mais je lis encore d'autres choses alors que je suis coincé dans la zone de transit. Un autre son de cliché semble relativiser la qualité du film de Sissako. Il Est accusé de faire du drame malien un fonds de commerce et un plat à servir aux occidentaux qui financent son film. Ce n'est pas l'idée que j'ai du réalisateur de Bamako et En attendant le bonheur. J'ai peur de la déception.

Chaque année je suis très impatient de me rendre à Cannes. Mais là mon impatience est sans limites. J'ai hâte d'arriver, je prendrai le train en marche hélas, mais je me rattraperai. Timbuktu repasse demain en la fameuse séance de rattrapage. A demain donc, je vous en dirai alors un peu plus.

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