Saturday, 3 October 2009

Rhétorique de la colère


« Faire le point, quelle horreur »
Rhizome, G. Deleuze et F. Gattari.
Le temps qu´il reste, le nouveau film de Elia Souleimane sort cette semaine en Tunisie distribué par Cinemafricart. En même temps nous apprenions le report de la rétrospective d´André Téchiné qui était prévue dans la même salle. Il semble que l’essentiel de l’activité cinématographique en termes d’offre réelle d’image se joue, hélas dans cette seule salle. Qu’eut été plus intéressant si on pouvait avoir le film d’Elia Souleimane dans une salle et la rétrospective d’André Téchiné dans une autre, qui ne soit pas très loin. Ce temps est malheureusement révolue. Peu importe, la programmation de Le temps qu’il reste est à elle seule suffisante pour le nombre, qui se réduit comme une peau de chagrin, des cinéphiles aguerris. C’est aussi pour ceux-là que Cinemafricart est encore là, résistant contre l’usure du temps, et la désertification qui menace le monde de l’image.
Il est question de temps aussi dans le film de Elia Souleimane, mais dans un tout autre registre. L’an 2008, a vu des festivités tournant autour des 60 ans : ceux de l’établissement de l’Etat sioniste d’un côté, et ceux de la blessure palestinienne de l’autre. Célébration de la naissance d’un corps donc, et remémoration de l’amputation et de l’éclatement d’un autre en même temps. Quoi de plus absurde que cela ! Que peut-il se passer alors dans la tête d’un cinéaste au milieu de ces fêtes et contre-fêtes, entre ces cérémonies de célébration joyeuse et remémoration douloureuse ?
Elia Souleymane fait son film dans ce contexte précis. Officiellement, il est de nationalité israélienne, comme c’est la situation absurde de tant d’arabes palestiniens condamnés à vivre au sein d’Israël comme pour renvoyer incessamment le monde à sa mauvaise conscience. Le film qu’il fait ne peut que s’inscrire dans ce cadre. Or, Souleymane décide de ne voir les événements qu’à l’aune de sa propre et intime histoire, qu’à travers son propre déchirement. C’est pourquoi il le conçoit en une autobiographie cinématographiquement écrite.
L’idée de la remémoration qui marquait tous les esprits en 2008, se retrouve avec la situation dramatique du retour du voyage. Mais on ne revient pas en Israël, quand on est palestinien, comme on revient tout simplement chez soi. Justement ce « CHEZ SOI » !. Comment le définir ? Comment le sentir ? Il y a certes, la maison familiale, il y a bien la mère, mais il y a surtout un hic. On revient chez soi avec l’idée que ce n’est plus vraiment un chez soi. On en perd même le sens et l’orientation.
Toute l’histoire de ce film tient dans le trajet que fait le taxi conduisant le cinéaste de l’aéroport de Tel Avive vers la maison où se trouve sa mère. Il fallait bien que ce soir là, volonté du destin, il y ait un orage très fort qui fait que la voix du conducteur, très bavard apparemment, parvient en bribes, comme celles de la mémoire, aux oreilles de son passager. Cet orage dont l’éclair est là comme pour renvoyer au feux d’artifice. Comment dans ce contexte ne pas associer le tonnerre aux bruits, aux voix qui s’élèvent de partout se contredisant, se croisant et se tordant les unes les autres jusqu’à se nier mutuellement. La pluie, oui cette pluie qui brouille les routes et fait que le chauffeur ne retrouve pas son chemin et se perd. 60 ans d’orages, 60 ans de guerre, 60 ans d’explosions déchirant, par leur lumière et leur bruit, le calme des nuits et empêchant les enfants de dormir, 60 ans qui ont brouillé les carte ont fait disparaitre les chemins. C’est cela l’orage qu’Elia Souleimane choisit comme moment de retour dans l’espace, dans le temps et dans la mémoire.
Or, c’est une mémoire brouillée que le film donne à voir. Rien ne tient sa place. Il est vrai que l’histoire est revue au prisme de la subjectivité. Le cinéaste ne se propose pas de reconstituer l’histoire, sinon laquelle ? Son choix réside dans le fait d’exhumer ce qui reste au fin fond de lui-même comme souvenirs, comme sentiments, comme images, comme voix,…Mais là encore rien de construit. Le film refuse de mettre de l’ordre dans les choses. Ce ne serait pas logique et ce ne serait de toute façon que superficielle.
Pourtant il y a bien un effort d’organisation, une tentative de voir un peu plus clair. Les grandes étapes de l’histoire du pays sont certes là. Mais elles sont comme des bornes kilométriques qu’on voit passer sans s’en rendre vraiment compte et sans prendre conscience de ce qu’il y a entre une borne et une autre. Le temps est passé, oui, mais que c’est-il passé à ce peuple décimé, à ce territoire sans frontières et à peine reconnaissable. Le temps est passé vite. Il y a eu tellement de choses, tellement d’absurdités, qu’on arrive à peine à retenir quelques images comme celles qu’on trouve dans un album de photos. On revoit les photos les faisant passer les unes après les autres, on retrouve peut-être quelques émotions. Mais à la fin ce qui reste, c’est juste le sentiment que le temps est passé.
Le film est conçu un peu comme un album de photos. Il est fait, presque exclusivement de plans fixes comme pour dire au temps de s’arrêter afin que la conscience puisse comprendre ce qui s’est passé. Afin que la mémoire puisse retrouver les sensations des moments. Le plan fixe, dans Le temps qu’il reste d’Elia Souleymane, est un cri de douleur et de révolte contre l’absurde, contre l’injustice et contre ce temps qui passe sans répit et dans une indifférence bête et stupide comme celle du monde qui voit les faits sans pourvoir intervenir.
Ce cri, de colère enragée, prend aussi la forme la plus explicite et la plus éloquente dans le mutisme. Elia Souleimane ne dit pas un mot durant tout le film. Le chauffeur du taxi, est un torrent de verbiage sans sens qui se confond avec le bruit de l’orage. La confusion des propos se mélange à la perte des repères et à la perdition dans l’espace. De l’autre côté, le passager observe un silence tragique. Le mutisme du cinéaste face à la situation, face au moment, face à l’histoire, accompagné de l’humour qui teint les situations que le film parvient à visualiser de temps à autres, laisse un gout d’amertume qui pèse lourdement, à telle point que la langue est comme ligotée et ne peut se délier pour articuler les mots. Les mots ne sortent pas, le personnage reste interdit en plein sens du terme. Seule le regard est là. Un regard vide pourtant les yeux sont grands ouverts. Justement comme ceux de toute le monde, qui regarde sans vraiment voir la porté du mal.
Mais de toute façon il n’y pas de mots qui soient capables de dire ce qui ne peut être dit. Comment dire l’indicible, c’est cela semble-t-il le propos de ce film. Quand tous les discours s’avèrent inutiles, quand toues les conventions et tous les accords, restent sans aucun impact sur la réalité des peuples, l’acte le plus révolutionnaire devient de crier dans un espoir de faire entendre sa voix, mas surtout pour faire comprendre que la bêtise humaine a dépassé toutes les limites du raisonnable au sens de ce qui pourrait être formulé et conçu par la raison humaine. C’est dans ce sens qu’Elia Souleimane en perd les mots.
Le Temps qu’il reste n’est pas une reconstitution de l’histoire, il est peut-être une autobiographie intime où le cinéaste revoit les évènements au prisme de sa conscience, mais c’est surtout, un moment de lucidité intellectuelle et cinématographique. Elia Souleymane semble se dire : Comment puis-je penser ce moment de l’histoire ? et par là-même comment puis-je lui donner forme et sens ? Or, l’aveu d’échec qu’il formule cinématographiquement, donne au film toute sa force de résistance grâce à une rhétorique pertinente de la colère la plus calme mais la plus lourde parce que pleinement remplie de la conscience de l’absurde.