Friday, 9 July 2010

« Tout ce qui est grand m’appartient »

En réaction à l’article de notre collègue Alcény S. Barry que je trouve assez constructif bien que je ne puisse le suivre dans toute son argumentation. Mais son interpellation mérite d’être débattue au niveau de notre réseau. C’est en effet, en engageant des discussions de ce genre entre critiques africains que nous pourrons réinventer la critique et le cinéma comme il le dit. Et Africiné est né et existe pour cela. D’abord je le remercie pour l’intérêt qu’il a accordé à mon texte et pour avoir essayé de mettre l’accent sur un point que je voulais aussi souligner : la profondeur tragique de L’Homme qui crie, le nouveau film de Mahamat-Saleh Haroun.
Sur ce point nous sommes tous les deux d’accord, je trouve. Que la matière tragique « Tchadienne » ou « Africaine » vaut toute autre matière, là aussi nous sommes d’accord. C’est même le sens de la réflexion que j’ai essayé de formuler dans mon article non pas en faisant des personnages du films des clones des personnages mythiques « occidentaux » ni en appliquant une grille narratologique « occidentale ». Ce serait trop naïf.
Quand il s’agit d’art et de pensée l’Occidental en soi, ou l’Africain en soi n’ont aucun intérêt. C’est le sens de la démarche de Pasolini quand il adaptait Les mille et une nuits, ou en formant le projet d’une Orestie africaine… C’est aussi l’idée de Peter Brook en allant vers le fond culturel indou à travers son œuvre majestueuse le Mahabhrarata. Les idées n’ont pas de frontières, pensait Youssef Chahine dans le Destin et qui disait ailleurs : « Tout ce qui est grand m’appartient ».
Pour ma part, il est tout à fait légitime qu’un cinéaste africain puise dans une matière non africaine pour réaliser des œuvres personnelles. Encore une fois je ne sais pas si c’est le projet de Haroun. Par contre quel serait, sinon, le sens d’une œuvre aussi importante que Hyènes réalisée par Djibril Diop Mambéty en 1972 avec Ami Diakhaté et Mansour Diouf. Ce film est inspiré sans aucun complexe de la pièce La visite de la Vieille Dame du dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt. La même pièce avait auparavant inspiré La Rancune (The Visit est le titre anglais) en 1964, un film de l’Autrichien Bernhard Wicki, avec Ingrid Bergman et Anthony Quinn.
En effet, mon intension l’article sur L’Homme qui crie est de défendre la dimension universelle du film. C’est ma conviction et je l’assume. J’estime que tout artiste ou critique ou intellectuel du monde entier devrait s’en réclamer en toute légitimité. L’universalisme ne signifie pas le mimétisme d’une culture hégémonique mais le dépassement de toutes formes de frontières. C’est là le défi et c’est là où je ne suis pas notre ami Barry.
Je suis Africain non pas parce que je suis en opposition avec l’Autre (Européen en l’occurrence). Mais nous contribuons tous au « Génie Humain » et je ne devrais en aucun cas avoir de complexe à puiser mes outils d’analyse et de réflexion dans n’importe quel fond culturel. Il se trouve que la matière, dite Européenne nous est, nous africains, plus proches que d’autres à tel point que les différentiations paraissent souvent forcées, pour ne pas dire inappropriées. Cela revient à des facteurs complexes d’histoire, de géographie, de politique, … et de rapport de forces etc..
J’ai eu recours à la matière tragique grecque comme des schèmes mentaux de représentation qui en fait ne sont pas propres à l’Europe. Le tragique est un fond humain et Barry a raison de le retrouver dans la réalité même du Tchad. Haroun a essayé, je pense, de représenter cela par le cinéma. Il n’a peut-être pas nécessairement pensé aux mêmes éléments que moi. Ce qui manque c’est que notre ami Barry puisse aller plus loin dans sa réflexion et nous montrer la portée intellectuelle et culturelle du tragique au-delà des faits et comment cela se traduit ou pourrait se traduire par des formes d’expressions artistiques. C’est un champ d’investigation digne d’intérêt et je le remercie de pousser dans cette direction.
Après des années, voire de décennies, de travail sérieux sur le rapport de l’Occident au reste du Monde, Edward W. Said déclarait n’avoir pas d’Orient en soi à défendre. Et Achille Mbembé, le philosophe camerounais le suivra plus tard en poussant plus loin encore cette approche postcolonialiste des rapports entre les cultures. Rien n’existe en soi. Le métissage, culturel du moins, est le salut de l’humanité. Le multiculturalisme n’est pas un choix c’est un fait qui dépasse tout volonté. La pureté est à l’origine de tous les fascismes.