Saturday, 9 October 2010

Venus noire, ou le procès des temps modernes


Abdellatif Kechiche passe pour le cinéaste de l’émigration et de l’exile. Cela se faisait sentir dans ses trois premiers film ; La Faute à Voltaire, L’Esquive et La Graine et le mulet. Avec Vénus Noire, il place le débat à un niveau supérieur. Si dans les premiers films il s’était intéressé à des histoires présentes au sens de peinture de la réalité du point de vue de l’émigration, avec son nouveau film, c’est encore le présent qui l’intéresse, mais avec une dimension de plus que lui fournit un débat « en France » autour de la restitution de la « dépouille » de Sara Baartman à son pays d’origine, l’Afrique du Sud
Il s’agit d’une histoire triste et pesante de tous points de vue. D’aucun ont en effet reproché au réalisateur une certaine longueur et ont trouvé que les scènes où l’on voit Sara dépouillée de toute son humanité et exposée comme un monstre curieux aux publics européens ou aux scientifiques étaient d’une durée exagérée. Elles auraient gagné à être écourtées ou leur nombre réduit. Cependant, outre le fait que du point de vue dramaturgique ces scènes ne sont pas fortuitement répétées mais chacune apporte une dimension supérieur et une autre profondeur au film, il semble qu’elles ont eu l’effet psychologique escompté : interpeller la conscience du spectateur et le toucher dans son corps même le poussant jusqu’à la limite de ce qu’il pourrait supporter.
Effectivement, que signifie la gêne d’un spectateur du 21ème siècle assis dans un fauteuil confortable face à ce que Sara a enduré pendant des années et des années ? Que signifie le confort du monde moderne face à ce que l’Afrique a enduré pendant des siècles d’esclavage, de déportation, de colonialisme, de néo-colonialisme… ? Que le spectateur se sente dérangé ce n’est pas seulement une question de gout ou de sensiblerie au sens banal du terme.
On peut bien y voir une conscience tirée en dehors de sa fausse tranquillité. On ne peut pas avoir la conscience tranquille quand a été capable de la pire des injustices. On ne peut pas avoir la conscience tranquille quand on a été responsable des malheurs du monde des siècles durant. On ne peut pas avoir la conscience tranquille quand on voit de ses propres yeux comment le confort au Nord a comme prix les souffrances et les sacrifices de tant de vies du Sud gaspillées dans l’humiliation et l’abjection. Bref, on ne peut pas avoir la conscience tranquille quand on voit le passé, qui semblait lointain et révolue, remonter du fin fond des caves des musées européens pour accuser non pas ceux qui ont été capables des injustices seulement mais ceux qui les perpétuent encore.
Dans ce sens-là, suffit-il qu’un pays fasse voter une loi pour se libérer du poids de la mauvaise conscience ? Restituer les restes du corps d’une femme dont le seul crime aura été d’avoir existé au mauvais côté et au mauvais moment de l’Histoire est-il jamais suffisant pour réparer ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Tout pousse à croire que la réaction de rejet presque physique face à ces scènes relève de l’aveu de l’impossibilité de réparer quoi que ce soit. En refusant de voir les scènes d’exhibition répétitive de Sara Baartman, le public occidental avoue son échec à se regarder en face et reconnait un mal dont l’Occident est coupable.