Friday, 26 November 2010

La critique de cinéma, cet acte de résistance.

Elle est certes, et tout simplement, magistrale l’intervention toute récente de Jean-Michel Frodon au sujet de la critique de cinéma. Dans un article paru sur www.slate.fr il revenait sur les discussions qui ont lieu un peu partout au sujet de la situation de la critique de cinéma. Après avoir démontre qu’il s’agit dans l’ensemble d’un faux débat, il rappelle le fondement de l’acte critique comme participant essentiellement d’un effort de créativité. Il n’en reste pas moins vrai que cet article a le défaut qu’ont toutes les grandes réflexions à portée universelle ; celui de manquer un peu de nuance.
Dans cet article d’une clarté impressionnante le critique français fait en effet une mise au point extrêmement lucide sur l’état de la critique et présente une synthèse des discussions qui ont lieu depuis quelques temps sur le danger qu’elle courrait. Partant d’un jeu de mots comme il a l’habitude de faire, le critique français met le doigt sur une question fondamentale, ou plutôt un contre-sens très fréquent, celui de l’utilité de la critique comme pratique. Le titre de l’article, sous la forme interrogative « A quoi sert la critique de cinéma ? », est en fait a prendre avec beaucoup de précaution. En fait le fond de l’article est de remettre en question cette idée faussement évidente que la critique est une activité pragmatique, en tout cas elle ne le serait pas du tout en termes concrets.
Dans la première partie du texte, le critique démonte le mécanisme par lequel la critique est ramenée a une pratique au service de quelque chose d’autre qu’elle-même. Il en dénombre nommément quatre domaines ; celui du marché et du commerce, celui des loisir et de l’Entertainment, celui de la presse et de l’information et celui de la recherche et de l’enseignement. Quatre domaines ou la critique est utilisée, voire asservie a des fins qui la dépassent. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle sujette a des pratiques condamnables. Sinon ce serait trop facile.
Nulle doute que le monsieur a raison et que l’analyse qu’il fait est d’une pertinence évidente, ou presque. Plus encore, il admet que cette exploitation de la critique est bénéfique pour le cinéma. Il n’hésite pas a défendre la dimension nécessairement lucrative du cinéma : « Soyons clairs, écrit-il, l’objectif de tous ces gens est légitime, ils défendent leurs intérêts, et si on aime le cinéma, on souhaite que ce soit aussi un secteur prospère…. ». En cela il reste un parfait disciple de Max Ophuls qui regrettait que le cinéma soit une industrie et dire qu’il aurait pu être un art.
Poussant plus loin la réflexion, l’auteur de l’article met le doigt sur le rôle fondamentale et plus profond encore de la critique dans le développement de ce que nous pourrions appeler la « culture de l’image ». A ce titre il s’élève contre l’idée très fausse qu’internet constitue une menace quelconque pour la critique. Car selon lui, « … et c’est le plus important, la critique construit un environnement autour des films. » Cet environnement est social lorsqu’ il s’agit des loisirs. Il a trait a l’information et a la communication au sens technique des que le journalisme s’en empare. Il est enfin académique et cognitif a partir du moment ou il fait partie des programme de formation et / ou de recherche scientifique.
Il y a cependant un « Mais ». S’il est vrai que les différentes « utilisations » de la critique et/ou du cinéma sont légitimes, Il y a tout de même une ligne rouge : tout sauf la marchandisation ou la marginalisation du film. Le pire est cette approche qui réduirait « … les films à une seule de leur fonction, celle de produits de consommation …». L’autre approche qui n’en est pas moins condamnable est de faire du film « … une pièce d’un dossier (sur la pollution, le malaise des adolescents, un épisode de la guerre) ou comme symptôme de l’inconscient sociétal.» comme font les journalistes. L’autre enfin est celle de considérer les films comme une matière a étudier (dans la perspective académique tout est sujet de savoir) sans prendre en considération la spécificité du cinéma comme art.
Justement, la critique devrait avoir comme cheval de bataille la défense de cette dimension : un film est d’ abord une œuvre d’art. Pour cela le critique français revient à l’origine de la critique comme acte intellectuel, et nécessairement français. Il ‘évoque en effet les deux père de la critique d’art : Diderot et Baudelaire pour rappeler l’idée fondamentale que : « La critique est une activité fondée sur le fait qu’elle concerne un type d’objets particulier, qui appartient à la catégorie des œuvres d’art.».
Une affirmation aussi catégorique n’est pas exempte de doute. La définition de ce qu’est une œuvre d’art reste d’un complexité telle que seule le concept d’ouverture emprunte au sémiologue italien Umberto Eco, est capable d’être d’un certain secours théorique. Le concept d’ouverture vient répondre au souci de résister à toute tentation de réduire le film a quelque chose qui lui est extérieure. Le critique doit avoir une approche exponentielle du film dans le sens ou, au lieu de limiter sa signification doit éviter de la démystifier, et par contre, l’enrichir en respectant son ouverture et son mystère. En un mot, le critique ne doit pas chercher a donner un sens a l’œuvre mais a s’inscrire dans un processus de collaboration lui permettant de tendre vers non pas vers le sens d’ une œuvre mais vers « La promesse d’une œuvre».
Tout ceci est cohérent. Monsieur Frodon reste un critique de renommée internationale, et il reste surtout français. L’argumentation qu’il propose est valable pour d’ abord pour le contexte français. Elle est aussi valable pour le monde entier. Mais quel monde ? Celui ou il y a du cinéma, celui ou le film a une vie comme elle se doit. La critique a laquelle il réfère est celle qui est pratiquée dans un contexte « normal ». Or, la norme quand il s’agit de l’environnement culturel dans lequel un film peut être produit et consomme n’est en fin de compte que celle du Nord.
La réflexion du critique français est universelle. Elle a donc ce défaut, nécessaire à toute réflexion universelle, de ne pas verser dans la considération de certaine nuance. Jean-Michel Frodon, critique français ne peut réfléchir en dehors du contexte de sa société, du contexte économique et culturel dans lequel il évolue. Dans ce sens on pourrait lui reprocher un certain égocentrisme, ou eurocentrisme.
Du reste, la pertinence de sa réflexion est tel qu’elle pourrait se détacher de tout contexte mais cela reste très relatif. L’idée qu’il développe s’appliquerait bien à un contexte effectif ou le film a une vie « normale ». Elle pourrait s’appliquer aussi à un monde potentiel ou le film aurait cette vie qui permettrait à une activité critique d’exister et de se développer.
Ce que cette réflexion n’envisage pas c’est un monde ou le film n’a pas cette vitalité nécessaire pour qu’une critique existe ait un rôle quelconque. Comment un critique africain ou arabe pourrait s’inscrire dans cette posture d’ouverture sur « La promesse d’une œuvre ». Ce concept suppose une œuvre qui existerait déjà et à travers laquelle le critique en intellectuel nourrit une attente. Nous sommes dans un contexte amputé de cette condition d’existence de l’attente meme. Ne sommes-nous pas dans un contexte ou tout effort de distinction entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas n’a aucun sens.
La perspective exponentielle dont on parlait plus haut, en fonction de laquelle le critique participe de l’enrichissement de l’œuvre, ne peut avoir de sens que dans un environnement culturel propice. De même, le principe de la distinction de cet objet culturel particulier de la somme des produits de consommation, ne peut exister que dans un monde ou la production de ces deux types de produits est possible. Or, nos cinématographies, dites du Sud, sont dans une indigence telle que la question de toute distinction devient absurde et secondaire par rapport à celle plus primordiale de l’existence en soi.
La question se poserait donc pour la critique elle-même. Son existence est organiquement tributaire de celle de la matière a laquelle elle s’applique. Exception faite de quelques sociétés (Egypte, Inde, Nigeria, Afrique du Sud, et relativement le Maroc) ou la production est existante en quantité nécessaire pour offrir des conditions d’existence suffisantes pour qu’une pratique de la critique soit possible, la possibilité d’acte intellectuel tel qu’il est décrit par Jean-Michel Frodon reste de l’ordre du fantasme ou de la schizophrénie.
Face a cette indigence, le critique est condamné a se projeté dans un monde qui n’en est pas un ou qui est une pure construction complexe faite d’un ensemble flou de frustration et de tension. Ses films sont si fragiles ou du moins si peu nombreux que le mécanisme de comparaison nécessaire à la pratique saine de la critique est faussé ou impossible. Face a ce vide, a ce manque d’appuie mental et intellectuel, le critique se refugie dans une image « autre » faite par/et dans des sociétés lointaines. Dans les deux cas, il se projette dans un monde qui n’est pas le sien. De fait il est pris entre deux vides. Mais de cela, monsieur Jean-Michel Frodon ne dit pas un clou.
Est-ce autant pour dire que sous nos cieux la critique est condamnée ? Contrairement a la tendance générale qui estime que le développement des medias et des nouvelles technologie de la communication constitue une menace sérieuse pour la critique de cinéma, l’idée de Frodon est que la critique a plus que jamais sa place et son rôle. Et cela n’est pas applicable à un monde sans l’être au reste de l’univers. La critique de cinéma est un acte de résistance par lequel l’Art est défendu contre le progrès technologique corrupteur et contre les effets néfastes de la géo-économie qui pèse de tout son poids sur les sociétés les plus fragiles menaçant de les priver du moindre droit a la pensée.

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