Saturday 9 February 2019

Apatride corps et âme

Que le cinéma de Narjiss Nejjar soit social et politique on le savait dès les premiers courts-métrages de la cinéaste marocaine. Les Yeux secs (2003), son premier long métrage qui l'a lancée sur la scène internationale, avait confirmé cette tendance. Apatride, son nouveau film sélectionné au Forum de la Berlinale 2018, s'inscrit aussi dans cette veine. Le cadre du film est explicitement politique. L'action se situe quelque part autour des années 1990. Les frontières entre l'Algérie et le Maroc sont fermées. Henia une jeune femme autour de la vingtaine de l'âge est obsédée par une seule idée retourner en Algérie pour retrouver sa mère dont elle a du se séparer en 1975. Cette année-là le gouvernement algérien renvoya 45000 familles marocaines parmi eux l'enfant de douze ans et son père.
Ce cadre politico-historique ne semble toutefois pas être central dans le film. Les quelques scènes des sentinelles et les conversations entre les gardiens des deux côtés de la barrière constituent un raccourcis heureux qui évite à la réalisatrice le piège du bavardage. L'obsession du retour chez Henia tient aussi à la perte de tout sens pour sa vie. Mariée de force à douze ans, délaissée par Mhand, son amour de jeunesse et fils d'un notable de la région et, comme si cela ne suffisait pas, elle a été violée par le cousin de celui-ci et ami d'enfance du couple amoureux.
Deux perspectives aussi impossibles l'une que l'autre se dessinent devant elle: avoir une carte d'identité marocaine ou traverser la baie qui sépare les deux pays en apnée. Elle ne cesse de travailler sur les deux voies. La scène du bureau ou elle harcèle un administrateur pour qu'il lui fournisse la carte d'identité se répètent en parallèle avec celles où on la voit s'entrainant sur l'apnée. Entre ces deux séquences les confrontations se multiplient avec son violeur, avec Mhand et avec le père de ce dernier, un vieil homme aveugle qui la convoite.
L’atmosphère tendue du film est construite comme une réaction chimique. Henia en est le centre. Les trois hommes tournent autour d’elle et multiplient les tentatives d’abordage. A chaque fois qu’elle en repousse un, la tension dramaturgique augmente. Ces moments de pulsion énergétique  se succèdent en crescendo poussant progressivement Hénia vers un sort qui ne pouvait être que tragique. Les quelques lueurs d’espoir n’auront pas eu le moindre impact sur le destin de la jeune femme.
Son mariage avec le père de Mhand aurait pu être une possibilité pour être en règle avec l’administration. Mais non, il lui fallait encore trouver douze témoins hommes en plus de l’acte de mariage. Et même l’enfant que lui a fait Mohand, dans une scène ambiguë entre le viol et l’acte d’amour, n’aura que compliqué les choses. Les seules moments de paix, et d’échappées lyriques que connaît la jeune femme c’est lorsque la femme de Mhand arrive comme une apparition. A la fois rivale et double de Henia associée à la figure maternelle perdue, elle s’installe comme complice mais pour un court moment.
Narjiss Nejjar a mis en place une construction dramaturgique amenant Henia par doses de tension vers son accomplissement comme héroïne tragique. Un constat amère sur la situation d’une jeune femme écrasée par le contexte politique et social dans lequel elle se retrouve comme dans un piège à rats. Privée de terre et de mère (ce qui revient au même d’ailleurs) elle est malmenée par des hommes qui l’entourent et la pressent ne lui laissant aucune issue sinon la plongée dans le noir des abysses des flots qui la séparent de sa terre natale mais aussi de son destin.

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