Saturday, 9 February 2019

Maki'la de Machérie Ekwa Bahango, un film noir

Maki'la de Machérie Ekwa Bahango est un film de genre avec des composantes locales puisées dans les rues de Kinshasa, la capitale de la République Démocratique du Congo. Ces rues et les enfants qui y vivent coupés de toutes attaches familiales et sociales sont l’objet de beaucoup de fantaisie. Ils sont souvent traités comme sujets sensationnels et souvent même teintés de misérabilisme et de pathétique. La toute jeune cinéaste congolaise, elle en est à son tout premier long métrage, en fait un matériaux cinématographique.
Dans le film de gangster comme genre, le héros est le plus souvent un homme. Machérie rompt d’emblée avec cette règle. Son Héros s’appelle Maki, une jeune femme qui se bat comme elle peut pour survivre dans les rues de Kinshasa. Mariée à Mbingazor, le chef d’un gang de jeunes, elle décide de voler de ses propres ailes ne trouvant plus aucune satisfaction ni dans le mode de vie de ce groupe ni dans son ménage. Le destin met Acha sur son chemin, encore une adolescente perdue dans un Kinshasa sans âme qui ne la ménage pas. Cette rencontre est un facteur important dans la transformation du personnage de Maki comme si son caractère se retrouvait renforcé par le sens de la responsabilité.
Le groupe évolue en dehors de toutes interaction avec la société. Il a ses propres lois comme les gangsters et les membres de la mafia dans les films noirs. Le mariage, à titre indicatif, est célébré entre copains en plagiant/caricaturant le rituel religieux de référence. Chacun des membres du gang se fait baptisé au nom d’un stéréotype social. A un certain moment un déclic advient dans la tête de Maki et fait qu’elle ne supporte plus le mode d’être de ces compagnons occupés tout le temps par ne rien faire sinon à fumer et boire. Allusion subtile de la part de la réalisatrice à l’impasse et l’immobilisme qui étouffent la société congolaise.
Le réveil/révolte de Maki se dessine alors comme un appel à un changement qui devient nécessaire. Mais que peut la jeune femme contre un système plus fort qu’elle. Les scènes de confrontation tournant, à des moments, en des combats de corps à corps avec Mbingazor, qui fait la loi, sont comme des métaphores de confrontations sociales entre peuple désireux de changement et un pouvoir oppresseur illégitime. Lorsqu’en fin une lueur d’espoir se dessine, l’intervention du monstre Mbingazor est fatale et pour lui-même et pour Maki.
A l’issue d’une lutte physique entre les deux personnages, Acha tue Mbingazor par une balle d’un pistolet que Maki venait d’usurper à un client. Au même moment celle ci reçoit un coup de poignard. Avant de se tirer une balle dans sa tête, elle révèle à Acha que celui qu’elle venait de tuer n’est autre que le frère qu’elle recherchait. Acha est plus que jamais perdue. Elle perd Maki son seule soutien dans la vie. Elle met fin à son propre et ultime espoire de retrouver son frère rêvant d’atteindre en fin un havre de paix. La séparation d’avec celui-ci est double, puisque la jeune fille réalise qu’elle venait d’être violée par son propre frère.

Il y a là un constat sombre sur la société congolaise. Avec quoi Acha va-t-elle affronter le reste de sa vie? Le souvenir de cette scène sanglante finissant par un fratricide, de l’argent que Maki avait rapporté et qui aurait pu/dû les sortir du cercle de la pauvreté et de la violence, probablement un enfant issu d’un inceste doublé de viol. Acha, tout comme la société congolaise, n’est pas sortie de l’auberge. La spirale du desespoire continue, semble nous révéler Machérie Ekwa Bahango par un cri de colère assourdi sous la forme d’un film noir.

Apatride corps et âme

Que le cinéma de Narjiss Nejjar soit social et politique on le savait dès les premiers courts-métrages de la cinéaste marocaine. Les Yeux secs (2003), son premier long métrage qui l'a lancée sur la scène internationale, avait confirmé cette tendance. Apatride, son nouveau film sélectionné au Forum de la Berlinale 2018, s'inscrit aussi dans cette veine. Le cadre du film est explicitement politique. L'action se situe quelque part autour des années 1990. Les frontières entre l'Algérie et le Maroc sont fermées. Henia une jeune femme autour de la vingtaine de l'âge est obsédée par une seule idée retourner en Algérie pour retrouver sa mère dont elle a du se séparer en 1975. Cette année-là le gouvernement algérien renvoya 45000 familles marocaines parmi eux l'enfant de douze ans et son père.
Ce cadre politico-historique ne semble toutefois pas être central dans le film. Les quelques scènes des sentinelles et les conversations entre les gardiens des deux côtés de la barrière constituent un raccourcis heureux qui évite à la réalisatrice le piège du bavardage. L'obsession du retour chez Henia tient aussi à la perte de tout sens pour sa vie. Mariée de force à douze ans, délaissée par Mhand, son amour de jeunesse et fils d'un notable de la région et, comme si cela ne suffisait pas, elle a été violée par le cousin de celui-ci et ami d'enfance du couple amoureux.
Deux perspectives aussi impossibles l'une que l'autre se dessinent devant elle: avoir une carte d'identité marocaine ou traverser la baie qui sépare les deux pays en apnée. Elle ne cesse de travailler sur les deux voies. La scène du bureau ou elle harcèle un administrateur pour qu'il lui fournisse la carte d'identité se répètent en parallèle avec celles où on la voit s'entrainant sur l'apnée. Entre ces deux séquences les confrontations se multiplient avec son violeur, avec Mhand et avec le père de ce dernier, un vieil homme aveugle qui la convoite.
L’atmosphère tendue du film est construite comme une réaction chimique. Henia en est le centre. Les trois hommes tournent autour d’elle et multiplient les tentatives d’abordage. A chaque fois qu’elle en repousse un, la tension dramaturgique augmente. Ces moments de pulsion énergétique  se succèdent en crescendo poussant progressivement Hénia vers un sort qui ne pouvait être que tragique. Les quelques lueurs d’espoir n’auront pas eu le moindre impact sur le destin de la jeune femme.
Son mariage avec le père de Mhand aurait pu être une possibilité pour être en règle avec l’administration. Mais non, il lui fallait encore trouver douze témoins hommes en plus de l’acte de mariage. Et même l’enfant que lui a fait Mohand, dans une scène ambiguë entre le viol et l’acte d’amour, n’aura que compliqué les choses. Les seules moments de paix, et d’échappées lyriques que connaît la jeune femme c’est lorsque la femme de Mhand arrive comme une apparition. A la fois rivale et double de Henia associée à la figure maternelle perdue, elle s’installe comme complice mais pour un court moment.
Narjiss Nejjar a mis en place une construction dramaturgique amenant Henia par doses de tension vers son accomplissement comme héroïne tragique. Un constat amère sur la situation d’une jeune femme écrasée par le contexte politique et social dans lequel elle se retrouve comme dans un piège à rats. Privée de terre et de mère (ce qui revient au même d’ailleurs) elle est malmenée par des hommes qui l’entourent et la pressent ne lui laissant aucune issue sinon la plongée dans le noir des abysses des flots qui la séparent de sa terre natale mais aussi de son destin.

Weldi de Mohamed ben Attia, Convainquant, mais … pas plus


Très attendu, Weldi, le nouveau film de Mohamed ben Attia a été sélectionné dans la 50ème quinzaine des réalisateurs. Tout le monde se demande si le réalisateur tunisien va avoir un succès pareil à celui de son premier film à Berlin en 2016. Si ben Attia confirme son style et sa maîtrise de l’écriture cinématographique, il est difficile de retrouver la fraîcheur de son premier long métrage.
Dans Weldi, ben Attia prend le défi de s’attaquer à un thème aussi bien brûlant que difficile. Son personnage principal cette fois est un père dont le fils (Sami, 19 ans, préparant son Bac) part en Syrie, à l’instar de milliers d’autres jeunes tunisiens ayant rejoint les rangs des Djihadistes et profitant de l’instabilité que connaît la région depuis 2011. Si Dans Hédi, le père était le grand absent, Weldi, est un film qui tourne autour de Radhi, ce père maladivement attaché à son fils et qui est la figure centrale des événements. Du reste, l’on a l’impression que certaines constantes stylistiques et thématiques servent moins le second film qu’elles ne lui pèsent.
Les personnages de Weldi semblent écrasés par une tension qui est annoncée dès la scène d’ouverture par une crise de Sami, enfant unique d’un couple de petits bourgeois de la banlieue de Tunis. Cette famille est à l’image de toute une génération qui se sacrifie pour assurer un avenir meilleur pour la génération suivante. Le couple investit entièrement dans l’avenir du fils. Il est contrarié par un malaise : Sami a un mal de tête mystérieux. Ce n’est en fait que la manifestation physiologique d’un malaise plus profond chez le gamin, d’où son caractère sombre qui empreint l’ambiance familiale et empêche tout épanouissement. Il n’y a aucune affection entre les parents dont les échanges tournent quasi exclusivement autour de la maladie de leur enfant et de sa scolarité.
Le départ en Syrie pour rejoindre les groupes de L’IS est préparé par quelques indices annonciateurs. Il sèche les cours au lycée, il disparaît dans le parc où il va faire du sport avec son père. Ce départ, qui introduit le sujet brûlant de l’embrigadement de la jeunesse par les forces obscurantistes devient tout d’un coup le centre du film. Suit alors l’initiative prise par le père qui part sur les traces de son fils en Turquie cherchant à rejoindre le territoire syrien dans l’espoir de le ramener. On veut bien croire que le vrai sujet du film c’est moins l’enfant, sujet à un lavage de cerveau, qu’un père en mal de pouvoir protéger sa progéniture et de lui assurer un avenir meilleur. Pourtant il lui a consacré toute sa vie. Il pense même vendre la voiture et prendre un prêt bancaire pour lui financer des études au Canada. Lorsque l’enfant disparaît définitivement, puisque les parents apprennent qu’il est mort, la famille est privée de son centre de gravité et perd l’équilibre que le couple a su entretenir. Comme si les parents avaient mis un peu trop de poids sur les épaule de leur fils, mais ce poids est tellement lourd qu’il a fini par avoir un effet contraire à ce qui est escompté, voire même néfaste.
Le film est donc sur l’échec d’une génération. En même temps, il présente l’autre comme victime, sans y mettre assez de nuance. La profondeur de la peinture de celle-ci a apparemment souffert de la concentration sur la description de celle-là. Ceci a fait que les personnages manquent de profondeur : la mère est trop schématique, le fils est caricatural, quant au père, il évolue dans un seul sens. Ce dernier est peut-être présent physiquement, mais c’est la mère qui mène la danse presque à l’instar de celle de Hédi dans le premier film de ben Attia. Les quelques gestes qu’il manifeste paraissent, du coup, artificiels. Aucun conflit avec l’épouse, aucun redressement. Même la décision d’aller chercher son fils, sans l’aval de celle-ci a plus à faire avec la relation père-fils qu’avec la mer qui incarne le vrai pouvoir. Et même la scène finale le montrant en compagnie de jeunes travailleurs de carrière, est une espèce de fuite et intervient d’une manière un peu trop expéditive.
Le deuxième film d’un jeune réalisateur demeure souvent une grande gageure. Ben Attia semble s’être rendu les choses encore plus difficiles en plaçant la barre très haut dès son premier film. Ce qui a manqué dans celui-ci c’est peut-être un degré d’élévation par rapport aux faits et un peu plus de poésie qui nous avait tant fait plaisir chez Hédi. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il garde un style et une maîtrise de la réalisation qui ne manquent pas de promesses et ne tarderont pas de nous offrir des œuvres entachées de moins de disgrâces. Avec les cinéastes de talent, il y a lieux d’être plus exigent.   

Tunisia Factory, une opération de com pas plus


Tunisia factory a ouvert la Quinzaine des réalisateurs le 9 mai 2018 à Cannes. Cette initiative en est à sa sixième édition : Taipei Factory en 2013, Nordic Factory en 2014, Chile Factory en 2015,  South Africa Factory en 2016,  Lebanon Factory en 2017. Quatre jeunes réalisateurs tunisiens se sont donc associés à quatre autres venant de différents autres pays pour écrire et réaliser quatre courts métrages de 15 minutes chacun. Ils ont été accompagnés par un groupe de producteurs locaux. Chaque année cette opération est particulièrement attendue. La quinzaine qui a fait connaitre tant de cinéastes de talents et qui sont devenus célèbres, fait de la place à de jeunes qui font leurs premiers pas. Cela reste cohérent par rapport au principe de cette section qui est la découverte de nouveaux talents. Toutefois…
L’un des arguments de la factory est de propulser la production locale. Or, les différentes éditions de cette opération ont eu lieu, jusqu’à maintenant, dans des pays où la production connait déjà une grande dynamique. Et la Tunisie n’échappe pas à cette règle. Donc ne s’agit-il pas là plutôt de consécration plutôt que stimulation. Tout à l’air d’une volonté de vouloir se greffer sur une dynamique qui est déjà en marche. On notera ainsi que les producteurs sélectionnés pour la Tunisia factory sont  ceux qui ont été derrière les grands succès du cinéma Tunisien des dernières années. De même, les jeunes cinéastes élus occupent déjà le devant de la scène cinématographique nationale.  Et les cinéastes non tunisiens sont tous engagés dans des productions personnelles en court. Il y a lieu de se demander que peut apporter une telle opération à de tels cinéastes ?
Quel sens a le fait d’écrire à deux/quatre mains des histoires qui doivent être purement tunisiennes ? Quelle sensibilité pourrait avoir un cinéaste Sri-Lankais pour s’imprégner, à distance d’une histoire venue d’un pays qu’il ne connait pas du tout ou à peine ? C’est le cas dans «L’Oiseau bleu» de Rafik Omrani (Tunisie) et Suba Sivakumaran (Sri Lanka). Quand on ne connait pas un lieu, on ne peut y camper de belles histoires. Conséquence on assiste à une histoire qui tient à peine debout. On peut considérer que certains thèmes sont universels comme  dans «Leila’s Blues» d’Ismaël Louati (Tunisie) et Fateme Hamadi (Iran). Mais là on est plutôt face à des exercices de style, pour ne pas dire d’école, pas plus. Un scénario bien écrit mais vide quand ce n’est pas entaché d’un peu trop moralisme.
Heureusement qu’«Omerta», de Meriem El Ferjani (Tunisie) et Mehdi Hamnane (France) sauve la mise. Bien que traitant de thèmes bien usés tel l’émigration il-légale, il reste authentique, les deux cinéastes venant d’horizons proches et pour qui le sujet est certes familier. C’est un film sur la jeunesse tunisienne libérée dans le contexte après révolutionnaire et aspirant vers le mieux. A l’image du pays entier, il y a des forces qui empêchent l’envol. Dès les premières scènes, les personnages sont désabusés et ne se font aucune illusion d’espoir. La fin du film vient confirmer cette atmosphère d’étouffement annoncée au départ en sourdine. Après la disparition de l’un des jeunes provoquant l’embarras du groupe, ce dernier est rattrapé par des policiers qui arrivent sur la plage et qui les somment de s’arrêter. Les jeunes sont tentés de s’enfuir, seule la sœur du disparu, dont la vie devait connaitre un tournant heureux, car elle devait partir étudier en France, s’arrête, se retourne et se prépare à la confrontation de la réalité. Tout est dit sur l’impasse de cette société dans ce court moment de chute finale.
Il y a du bon et du moins bon, soit. Toujours est-il, il s’agit plutôt d’une opération de production ou de com à la limite. N’aurait-il pas été mieux de donner à ces jeunes les moyens de développer leurs propres projets que de les mettre dans des dispositifs de production qui freinent leur imagination ? Qu’on parle d’une nouvelle manière de production, semble un peu trop exagéré. Le talent a besoin de moyens de production et surtout de liberté pour raconter des histoires authentiques qui lui ressemblent. Les astuces de production n’en manquent pas. Que celui de la Factory soit présenté comme un truc génial, j’en suis peu convaincu.